La TransIndien
Le 7 Novembre 2016, après un beau séjour à Bali, l’équipage de Sail for Water largue les amarres en fin de journée, pour sa plus longue traversée, 5000 milles nautiques jusqu’à Durban en Afrique du Sud. Le soleil se couche sur l’Indonésie quand nous sortons de la baie. Nous décidons de faire cap sur la Réunion pour couper en deux les 40 jours de mer qui nous attendent.
La première nuit se passe sans encombres. Mais à notre réveil, la joie d’avoir repris la mer est fortement bouleversée par le triste spectacle offert par dessus bord. Williwaw navigue en pleins déchets. Une véritable poubelle géante flottera autour de nous pendant près de 3 jours. Nous sommes consternés. C’est la première fois que nous voyons une telle concentration de déchets et nous nous sentons complètement impuissants. Heureusement, cette horrible vision disparait à mesure que nous nous enfonçons dans le grand désert bleu. Les premiers jours de navigation seront mitigés en ce qui concerne le vent, qui cherche encore à s’établir. C’est le début de la saison des tempêtes tropicales dans l’océan Indien et nous sommes plus vigilants que d’ordinaire sur la météo. A peine partis, notre routeur nous annonce déjà la formation d’une masse cyclonique, environ 800 milles au Nord Ouest de notre position. Ce probable cyclone est menaçant car il semble faire route sur nous. Mais nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer. Nous sommes attendus pour Noel, en Afrique du Sud, et nous ne pouvons rater notre précieux rendez-vous.
Heureusement ce premier cyclone ne nous atteindra pas. Mais après dix jours de navigation, un fort coup de vent nous frappe de plein fouet. La première casse survient. Notre Génois s’éventre sur plus de deux mètres. Nous devons affaler pour le remettre en état, mais vu la longueur de la déchirure, cela prendra plusieurs jours. Nous nous attelons à la tâche. Pendant trois jours, dans des creux de quatre mètres, Williwaw naviguera sous GV trois ris et trinquette gréée au portant, les vents atteignant cinquante noeuds en rafales. Nous nous faisons beaucoup secouer et il devient difficile voire impossible de cuisiner dans de telles conditions. Idem pour se laver. Recoudre le génois à l’intérieur du bateau, dans un espace aussi réduit, est une gymnastique épuisante, propice au mal de mer. Nous nous relayons pour avancer le plus vite possible mais il nous faudra tout de même trois jours à raison de six heures de couture par jour, pour venir à bout de cette réparation.
La semaine suivante, le vent se maintient autour des trente noeuds et nous avalons les milles nautiques. D’autres formations cycloniques menacent l’Océan Indien, mais plus au nord de notre position. Chaque nouvelle annonce nous donne des frissons, mais au final, nous sommes chanceux, sur ce point là du moins. Car au bout de vingt jours de traversée, le vent retombe complètement pour ne plus revenir jusqu’à notre arrivée à La Réunion. Nous sortons le spi sur les premiers jours de pétole. Mais la mer, encore agitée, fait rouler Williwaw et les voiles se balancent avec violence. Notre vieux spi, déjà réparé à 3 reprises, ne supporte pas ce mauvais traitement. Il se déchire à nouveau.
Commence alors une longue dérive dans l’Indien. La météo est étrange. Pas un souffle d’air pour gonfler nos voiles et faire tourner notre éolienne. Pas un rayon de soleil ne vient frapper la surface de nos panneaux solaires. Nous décidons de faire du moteur pour recharger un peu les batteries, mais nouveau coup du sort, notre moteur de démarre pas. Nous passons plusieurs jours à chercher l’origine de la panne, écumant tous les manuels que nous avons à bord. Après avoir réalisé toute une batterie de tests et fait tourner nos méninges, nous trouvons la panne. Notre démarreur est hors service. Stoppé dans son élan pour une raison que nous ignorons, il n’enclenche plus la courroie du moteur. Une panne mécanique que nous ne pouvons réparer au milieu de l’océan. Nous en sommes rendus à attendre une météo plus clémente. Mais le vent et le soleil continuent de nous faire défaut.
Le pilote automatique étant gourmand en énergie, nous décidons de barrer jour et nuit pour économiser nos batteries. Mais cela ne suffit pas. Nous éteignons également le frigo, mais en vain. Petit à petit, le peu d’énergie qu’il nous reste disparait. Nous ne pouvons bientôt plus allumer les lumières et nos appareils de navigation ne sont mis en marche que pour faire nos relevés GPS. Ne sachant pas combien de temps cela durera, nous prévenons notre famille et le CROSS de La Réunion par téléphone satellite.
Puis vient le tour des appareils de navigation. Ils ne s’allument plus. Nos batteries sont littéralement à plat et nous n’avons aucun moyen de les recharger. La météo est toujours mauvaise. Heureusement, nous possédons un petit GPS de secours fonctionnant à pile. Nous sommes soulagés car même si nous en connaissons la théorie, aucun de nous ne sait faire le point avec le sextant que nous avons à bord. Grâce à notre GPS de secours, notre compas et notre carte routière, nous pouvons assurer notre évolution dans cette soupe indienne. Mais notre joie sera de courte durée car la loi de Murphy qui nous accable voudra que notre GPS portable fasse un vol plané dans le cockpit. Il ne redémarrera jamais.
C’est ainsi, qu’à près de 500 nautiques de La Réunion, nous nous retrouvons sans moteur, sans électronique, sans GPS, naviguant à l’estime pour tenter de rejoindre la côte. Malgré les circonstances, le moral de l’équipage reste solide. L’expérience des précédentes traversées nous procure un certain sang froid. La patience est de mise. Et puis un jour, nos espoirs et notre persévérance sont récompensés quand le vent revient un peu. Nous naviguons toujours à l’aveugle mais au moins nous avançons. Grâce à notre téléphone satellite fonctionnant toujours sur sa batterie, nous prévenons le CROSS et des amis habitant La Réunion de notre arrivée prochaine au port de St Pierre, au Sud Ouest de l’ile. Nous prévenons également la SNSM de notre situation mais, décrétant que nous ne sommes pas en état d’urgence, nous laisse à notre propre sort. Heureusement, grâce à nos amis sur place, une aide de dernière minute s’organise et nous sommes remorqués jusqu’au port par un petit zodiaque de plongée. L’arrivée est délicate à cause des conditions qui soufflent fort ce jour là, mais Williwaw s’amarre finalement, sain et sauf.
Commandé une semaine plus tôt grâce à notre téléphone satellite, un nouveau démarreur nous attend déjà. Nous faisons escale 72h pour souffler un peu, nous remettre de nos émotions, faire les réparations nécessaires, quelques courses de frais et surtout profiter de notre ami Luc qui vit ici depuis peu de temps. Mais il ne faut pas trainer, nos compagnes viennent nous retrouver dans quinze jours à peine, et il nous faut encore parcourir les 1500 nautiques qui nous séparent de Durban.
Nous reprenons la mer avec une belle fenêtre météo et un moteur qui fonctionne. Mais les 12 jours qui vont boucler cette traversée de l’Indien ne sont pas de tout repos. Nous contournons Madagascar par le sud, regrettant de ne pouvoir y poser le pied et surtout venir en aide à ces populations qui souffrent terriblement du manque d’eau potable. La saison est mauvaise, nous ne pouvons envisager de passer par le Nord et y laisser le bateau, sans risquer de nous retrouver dans un cyclone.
Le passage du cap Andavara, pointe sud de Mada, se révèle très sportif, avec des vents soufflant à plus de 35 noeuds, apportant avec eux une mer bien formée. De nombreuses manoeuvres sont nécessaires pour régler Williwaw à ces conditions musclées et changeantes. La nuit est courte pour les trois marins. Le lendemain, les conditions se calment un peu mais une nouvelle formation tropicale au Nord du Canal du Mozambique nous menace. Un fort courant de Nord Est, favorable, nous pousse cependant vers notre destination. Nous faisons donc le pari de traverser le canal du Mozambique avec l’espoir que le cyclone ne nous foncera pas dessus. Pari risqué mais gagnant puisqu’après deux jours d’évolution, la masse cyclonique se comble et disparait.
La traversée du canal du Mozambique se fera par alternance de voile et de moteur, suivant les conditions capricieuses que nous subissons avec patience. Malgré une énième réparation, notre spi se déchire à nouveau, signant une fois pour toute, la fin de sa vie. Et pour ne pas déroger à la loi de Murphy qui décidément ne nous lâche pas, le bas haubans, changé à Port Moresby deux mois plus tôt, montre déjà des signes de fatigues. Deux torons sont sectionnés et cela diminue de 50% la résistance du haubans. Nous devons redoubler de vigilance et naviguer sous-toilés pour alléger les efforts imposés au gréement fatigué. Dans la nuit du 21 Décembre, nous décorons discrètement le bateau pour l’anniversaire de Nicolas. Le passage de quart se fait dans la joie et la bonne humeur, et nous oublions, le temps d’un verre, le sort qui s’acharne sur nous.
À moins de 24h de l’arrivée, un gros orage se forme entre nous et la côte salvatrice. Nous n’avons pas le choix que de le traverser si nous voulons arriver. Les masses nuageuses sont terrifiantes à l’horizon. Une tempête d’éclairs illumine de façon sinistre le ciel chargé de cumulonimbus. Nous ne sommes guère rassurés car nous sommes finalement le seul arbre de la prairie. Notre long mât en métal ne cesse de narguer le ciel prêt à nous tomber sur la tête. Nous ne dormirons pas de la nuit, stressés et secoués dans tous les sens car nous traversons le courant des Aiguilles en même temps que ce terrible orage. Ce courant, redouté de tous les marins, se forme au Nord de Madagascar et longe la côte africaine jusqu’au Cap de Bonne Espérance. Très puissant, il peut provoquer des mers infernales quand le vent souffle au Sud, à son opposé. Et justement, un fort coup de Sud Ouest est annoncé le lendemain et nous en ressentons déjà les prémisses. Pour peu que les prévisions se trompent de quelques heures et nous nous retrouvons dans un véritable enfer, digne des tempêtes que chante le coeur des vieux marins.
La mer est grosse mais ne grossira pas d’avantage. Les nuages demeurent ainsi que les éclairs, mais nous serons épargnés. Williwaw traverse vaillamment cette ultime épreuve et nous accostons le lendemain à l’aube, fiers d’avoir survécu à cet océan si redoutable et heureux de retrouver la terre ferme.